Dans les numéros de trend du 06/04 et du 07/04, la conception de la théorie de la valeur et de la baisse du taux de profit que je développe dans Die Wissenschaft vom Wert[1] a été critiquée par différents auteurs (cf. Daniel Dockerill le 06/04, Karl Müller le 07/04, Robert Schlosser dans un excursus de sa critique de Postone le 06/04 et dans un texte sur la baisse du taux de profit le 07/04[2]). Ces contributions ont en commun une compréhension de la théorie marxienne que d’autres, ainsi que moi, ont critiqué comme relevant d’un « marxisme traditionnel[3] ». À ce titre, la confrontation avec ceux qui me critiquent est en même temps une confrontation avec le marxisme traditionnel.
Théorie substantialiste ou monétaire de la valeur
Dans ses lectures traditionnelles, la théorie de la valeur est en grande partie conçue comme « substantialiste » : la valeur est considérée comme une propriété inscrite dans une marchandise singulière et qui n’est conférée à cette dernière que dans le processus de production. Face à la production, l’échange et la monnaie ne jouent qu’un rôle secondaire, puisque par ces derniers la valeur déterminée par la production se réalise, ou parfois ne se réalise pas.
Certes, on trouve chez Marx certaines expressions que l’on peut interpréter de cette manière. Or, non seulement peut-on aussi y trouver toute une série de déclarations contradictoires, mais l’ensemble de son argumentation se déploie dans un langage tout à fait différent. La conception substantialiste se réfère essentiellement aux cinq premières pages du Capital[4]. Ainsi, avec la définition du « temps de travail socialement nécessaire », tout ce qu’il y a d’important aurait déjà été dit.
L’analyse de la forme-valeur, du fétichisme, ou encore le chapitre distinct sur le processus d’échange – en d’autres termes, les parties que Marx a retravaillé plusieurs fois et avec lesquelles il a manifestement eu le plus de difficultés – ne cadrent pas si bien avec cette perspective. Par conséquent, dans les représentations traditionnelles, elles ne sont pas du tout traitées, ou très peu.
J’ai critiqué cette conception substantialiste de la théorie de la valeur dans La science de la valeur. À la suite des discussions des années 1970, j’ai tenté de reconstruire la théorie marxienne de la valeur comme « théorie monétaire de la valeur » – autrement dit, comme une théorie de la valeur où la valeur n’est pas directement fixée à une marchandise isolée, mais où c’est seulement l’échange qui transforme les produits en marchandises et, par la même occasion, en objets-valeur [Wertgegenstände]. Ce faisant, ce n’est pas seulement l’échange isolé mais aussi l’échange généralisé qui ne sont possibles qu’au moyen de la monnaie.
L’échange ne réalise en aucun cas une valeur à partir de rien ; il médiatise les travaux des producteurs de marchandises. Dans l’échange, le travail individuel, concret, dépensé de façon privée, devient travail social. Dans la société bourgeoise, cela signifie qu’il devient un travail constitutif de valeur, un travail abstrait[5].
On s’aperçoit alors que la question typique des représentants de la conception substantialiste, à savoir : « la valeur émerge-t-elle de la production ou bien de la circulation ? », s’avère être mal posée. C’est le rapport bourgeois spécifique établi entre la production et la circulation – la production privée étant ultérieurement portée à la socialité [Gesellschaftlichkeit] par l’échange – qui réifie en valeur le rapport social des producteurs.
Dans l’excursus mentionné plus haut, Robert Schlosser cherche à défendre le point de vue substantialiste avec un argument quelque peu étrange : les marchandises seraient porteuses de valeur parce que leur production exige une dépense d’argent. Il me reproche, lorsque je considère la marchandise en dehors de l’échange comme une simple valeur d’usage, de partir d’une marchandise dont la production n’aurait pas exigé une telle dépense. Du reste, il faudrait tenir la marchandise isolée comme porteuse de valeur, car ce serait seulement de cette manière que l’on pourrait parler de valorisation, de destruction de valeur ou de dévalorisation en cas d’échec de la vente.
Le problème ici n’a cependant rien à voir avec la question de savoir si de l’argent a été dépensé ou non dans la fabrication d’un produit. Il s’agit de déterminer si les produits du travail sont, en dehors de l’échange, seulement des valeurs d’usages et – comme le souligne toujours Marx lorsqu’il se réfère explicitement au procès d’échange – ne sont « posés comme effectivement identiques entre eux et donc effectivement transformés en marchandises[6] » que dans le procès d’échange, ou bien s’ils sont aussi des marchandises (et donc des valeurs) en dehors de l’échange, c’est-à-dire dans le procès de production. On peut poser cette question aussi bien pour une poignée de baies cueillies dans la forêt – pour laquelle aucun argent n’a été dépensé et que l’on mettrait en vente sur le marché – que pour le produit coûteux d’un procès de production industriel.
La réponse à cette question nous est donnée dès lors que l’on examine ce que signifie « objectivité de valeur » [Wertgegenständlichkeit]. Marx franchit les étapes décisives de cet examen dans le cadre de son analyse de la forme-valeur.
L’objectivité de valeur en tant que rapport social des producteurs ne peut en aucun cas être fixée à une seule chose. Elle peut seulement apparaître dans le rapport d’une première chose à une seconde, rapport dans lequel cette seconde chose, ou cette seconde marchandise qui est échangée contre la première, se présente comme la figure de la valeur.
Schlosser est d’accord sur ce point. Toutefois, il écrit :
La conclusion inverse, selon laquelle celle-ci [la marchandise isolée, M. H.], parce qu’elle n’aurait pas d’objectivité de valeur en tant que telle, ne serait pas le support de la valeur, est cependant fausse.
Or, comment aborder le fait qu’une valeur d’usage ne possède certes pas d’objectivité de valeur mais serait, malgré cela, « porteuse de valeur » et donc objet-valeur ? Voilà un secret que Robert Schlosser ne divulgue pas. Cela n’est pas sa seule bizarrerie. Quelques phrases plus loin, Schlosser écrit :
Le fait qu’une marchandise isolée soit l’incarnation d’un travail abstrait antérieur et donc le support de la valeur, d’une grandeur de valeur déterminée, le producteur ou le propriétaire de cette marchandise le remarque au plus tard lorsque cette marchandise ne peut pas être vendue.
En fait, c’est justement tout le contraire : lorsque le propriétaire d’une chose ne peut pas la vendre, alors cette chose ne se transforme pas en marchandise, elle n’est pas un objet-valeur mais uniquement une valeur d’usage. Ce que le propriétaire de cette valeur d’usage non transformée en marchandise remarque, c’est bien plutôt qu’il ne recouvrera pas ses coûts de production – comme il l’avait espéré – par la transformation de cette valeur d’usage en marchandise (et qu’il n’a pas même fait de profit). C’est précisément parce que la valeur d’usage ne s’est pas transformée en marchandise, et qu’elle n’est donc pas non plus objet-valeur, qu’il vient à l’esprit du propriétaire que la somme de valeur initiale – qu’il possédait sous sa figure autonome, la monnaie, et qu’il a dépensée pour la production de valeurs d’usages – a été « détruite ». (Cependant, détruite, elle ne l’est que pour lui ; pour les précédents vendeurs de moyens de production et de force de travail qui ont reçu de l’argent de lui, cette somme de valeur n’a en aucun cas été détruite immédiatement après l’échange.) Ce n’est que lorsque le propriétaire du produit du travail peut le vendre que ce dernier se transforme en marchandise et que le propriétaire s’aperçoit qu’il est « porteur de valeur ». Le propriétaire peut alors comparer cette valeur avec les coûts initialement avancés et déterminer s’il a ou non obtenu un profit.
La question de savoir s’il faut adopter une compréhension substantialiste ou non-substantialiste de la valeur n’est pas une subtilité théorique triviale, elle a au contraire des conséquences pour la façon d’aborder le caractère de la socialisation capitaliste. Dans le cadre de la socialisation capitaliste, le travail est dépensé de façon privée. Ce n’est qu’a posteriori, dans l’échange, qu’est révélé si, et dans quelles proportions, ce travail vaut comme composante du travail social total. Une telle forme de socialité distingue les rapports bourgeois (fondés sur la production marchande) de tous les autres rapports non-bourgeois. Marx cherche à analyser cette forme spécifique de socialité et emploie pour cela des concepts comme celui de travail abstrait ou de fétichisme pour lesquels on ne trouve pas d’équivalent dans la science économique bourgeoise. Si l’on suppose que les produits du travail sont déjà des marchandises et des objets-valeur lors du procès de production, donc pendant la dépense « privée » de travail, alors la différence entre les diverses formes de socialité se trouve aplanie. Autrement dit, l’échange, qui dans la société bourgeoise est la médiation spécifique de la socialité, devient un acte secondaire.
De fait, le marxisme traditionnel a ainsi tendance à aplanir les différences entre la critique marxienne de l’économie politique et l’économie politique classique (ce qui est nullement l’intention de ses représentants).
Le caractère monétaire, non-substantialiste de la valeur est d’une importance cruciale non seulement pour l’analyse du capitalisme, ce qui apparaît particulièrement dans la conception de l’argent et du crédit[7], mais aussi, de manière négative, pour la conception d’une société socialiste/communiste. Si, dans une telle société, l’échange et le marché en tant qu’instances de médiation économique étaient supprimées au profit de la planification sociale, alors il faut être au clair sur les services de coordination qui étaient auparavant fournis dans le cadre du marché et qui doivent désormais être fournis par de nouvelles formes sociales. Dans La science de la valeur, j’avais évoqué ce lien, et ce non pour discréditer la possibilité de la planification sociale, mais pour critiquer les conceptions naïves du socialisme qui prédominent chez de nombreux représentants du marxisme traditionnel, précisément parce qu’ils croient que la socialisation décisive à déjà lieu à l’intérieur de la production.
Or, Daniel Dockerill estime que mes considérations à ce sujet me discréditent complètement, et c’est ce qui l’a amené à critiquer mes conceptions de la théorie de la valeur. Les explications de Dockerill dans trend 06/04 ont toutefois un goût d’inachevé, si bien qu’il n’est pas toujours possible de savoir sur quelle partie de mon texte et sur quelle partie du texte de Helmut Brentel il s’appuie. Ainsi, lorsqu’il insinue que derrière « les formes des rapports bourgeois » se trouverait un « contenu » qui « tend vers une figure plus adéquate », on aimerait bien savoir précisément de quel contenu il s’agit, et avant tout comment cette figure plus adéquate est censée émerger.
Ce qui doit constituer le point central de sa critique de mes conceptions, c’est l’allégation selon laquelle je confondrais « la détermination de la valeur par le temps de travail moyen nécessaire à la confection d’une marchandise avec le fait […] que dans les conditions de la production marchande, la formation de cette moyenne n’est pas consciemment réalisée par les producteurs mais comme une correction violente a posteriori qui, sous un aspect différent, a lieu dans la formation des prix ».
La critique de Dockerill consiste donc simplement à reproduire la position que je critique – position qui part du principe que la détermination de la valeur doit déjà être achevée avec le concept de temps de travail socialement nécessaire et que tout ce qui suit n’est qu’« après coup » – sans répondre à un seul de mes arguments[8].
La médiocrité de l’exposé de Dockerill n’empêche pas toutefois Karl Müller dans l’éditorial de trend 07/04 d’y voir une « réfutation convaincante » de mon point de vue. Cette réfutation si convaincante semble pourtant lui paraître insuffisante, puisqu’il il y ajoute un argument. Après avoir cité ma déclaration suivant laquelle le travail abstrait est un « rapport de validité sociale », ce que j’entends par là ne ressortant toutefois pas de la proposition citée, il présente une citation d’Eugen Dühring qui lui aussi parle de « validité », pour pouvoir enchaîner avec une citation de l’Anti-Dühring de Engels, ce que Müller considère comme une critique fracassante de mes conceptions.
Il n’y a rien qui s’oppose en principe au fait de transférer à un auteur C la critique faite par un auteur A à un auteur B, plutôt que de développer ses propres arguments, mais seulement si l’auteur C dit la même chose que l’auteur B, et que l’auteur A critique effectivement cette affirmation.
Il faut donc au moins vérifier si le contexte est suffisamment concordant ou si l’unique chose en commun n’est pas, comme ici, un simple mot (« validité »), auquel la critique d’Engels citée ici ne fait même pas référence.
Avec la « méthode » utilisée par Müller, on pourrait faire abattre Marx par Engels, puisque le premier emploie aussi à plusieurs endroits du Capital le terme « valider ». Chercher des citations des « classiques » plutôt que des arguments n’est pas une caractéristique constante du marxisme traditionnel, mais c’était une pratique courante au moins dans les partis « marxistes-léninistes ».
Müller nous fournit aussi un autre bel exemple de la réticence à débattre de manière argumentée. Ainsi écrit-il à propos d’une discussion de la critique de Dockerill qu’il serait devenu clair qu’« il y a du côté des gauchistes autonomes une aversion pour la « dialectique matérialiste », et aussitôt après il est dit à propos de la dialectique « qu’il règne une confusion totale, qui est notamment favorisée par des interprètes de Marx comme Heinrich. » Lorsque Müller se heurte à la critique de ce qu’il considère comme du marxisme, il voit manifestement cette critique non pas comme étant fondée sur des arguments (qui à leur tour pourraient être critiquées), mais dans « l’aversion », c’est-à-dire dans une répulsion irrationnelle. Autrement dit, cette critique serait due à une « confusion désespérée ». Les critiques doivent donc être irrationnelles ou confuses, sinon elles ne seraient pas critiquées. Qu’un tel dogmatisme s’accompagne d’une obsession de l’autorité, cela transparaît aussi chez Müller, lorsqu’à la fin de son éditorial il écrit ceci : « C’est pourquoi je conseille d’étudier le Capital en commençant par une étude de la dialectique ; du reste, ce n’est pas une découverte qui est née de mes élucubrations, mais une reprise à la lettre des vues de Lénine », ce qui est censé lever tout doute quant à l’exactitude de cette recommandation.
Les propos de Müller, déclamés dans le style des théoriciens infaillibles des partis marxistes-léninistes, ne sont pas dénués d’un comique involontaire, et je me suis demandé si je devais en parler. Malheureusement, dans l’histoire des débats marxistes, ce mélange, loin d’être rare, d’argumentations légères, de croyances en l’autorité et de supériorité arrogante du maître a probablement bien plus contribué à discréditer l’analyse marxienne du capitalisme (à l’égard de ceux à qui elle est adressée) que toutes les critiques bourgeoises réunies.
À propos de l’article de Robert Schlosser « Une critique douteuse de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit »
Bien que des considérations déjà assez simples remettent en question la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », celle-ci est obstinément défendue par le marxisme traditionnel. Cette obsession est souvent animée par la croyance selon laquelle cette loi serait nécessaire pour fonder la tendance du capitalisme à s’effondrer, ou du moins pour expliquer sa prédisposition aux crises. À l’inverse, si cette loi devait être abandonnée, alors il n’y aurait plus aucun fondement objectif à l’effondrement du capitalisme et il faudrait accepter le fait que le capitalisme n’ait aucune limite immanente et pourrait en principe fonctionner sans crises.
Or, quand bien même cette « loi » serait valable, elle ne ferait pas ce que beaucoup de ses défenseurs attendent d’elle. En effet, on ne peut rien dire sur l’ampleur et la vitesse de la chute du taux de profit : une chute rapide (par exemple de 12 % à 8 % en cinq ans) avec d’importantes répercussions, serait tout aussi conforme à la loi qu’une chute lente (par exemple de 10,7 % à 10,3 % en 100 ans) que personne ne remarquerait. L’énoncé effectif de la loi – la baisse tendancielle du taux de profit d’une ampleur inconnue sur une période inconnue – est beaucoup trop faible pour pouvoir servir de fondement à une théorie des crises. D’autre part, la prédisposition aux crises de la socialisation capitaliste peut très bien être fondée sans une quelconque référence à cette « loi »[9].
J’ai critiqué la « loi » de Marx en deux étapes. Robert Schlosser critique mes deux étapes et croit visiblement avoir démontré la validité de la « loi » de Marx. Je vais d’abord résumer rapidement les deux étapes de ma critique puis j’aborderais la critique de Schlosser.
I.
[Dans ce qui suit, pv = plus-value ; c = capital constant ; v = capital variable – NdT.]
Le taux de profit d’un capital est p = pv / (c + v). Si l’on simplifie la fraction par « pv », on obtient : p’ = (pv/v) / (c/v + 1).
Le taux de profit est maintenant exprimé au travers du taux de plus-value (pv/v) et de la composition-valeur (c/v). Marx avance dans le premier livre du Capital que ces deux grandeurs augmentent dans le cours du développement des forces productives capitalistes. Dans le troisième volume du Capital, Marx prétend que le taux de profit chuterait, malgré la hausse du taux de plus-value, parce que la composition-valeur augmenterait fortement.
Il n’est pourtant pas suffisant de savoir qu’il y a augmentation du taux de plus-value et de la composition-valeur pour prouver la chute du taux de profit. Dans une fraction, lorsque le numérateur et le dénominateur augmentent, alors l’évolution de la valeur numérique de la fraction dépend de l’élément qui augmente le plus rapidement. Le taux de profit chute seulement si le dénominateur (c’est-à-dire l’expression c/v + 1) augmentait plus vite que le numérateur (pv/v). Pour pouvoir fonder la chute du taux de profit, nous devrions connaître quelque chose des vitesses d’augmentation respectives du taux de plus-value et de la composition-valeur. Nous devrions donc être en mesure de répondre à cette question : lequel des deux augmente le plus vite ?
On peut naturellement chercher, pour une période déterminée, à évaluer empiriquement comment le taux de plus-value et la composition-valeur ont augmenté. Cependant, outre les problèmes fondamentaux que l’on rencontre lorsque l’on cherche à appréhender empiriquement les grandeurs de valeur, une telle recherche n’est d’aucune utilité pour le problème en question. En effet, la loi de Marx ne consiste pas à affirmer que le taux de profit doit chuter au cours d’une période de temps déterminée. Marx cherche bien plus à démontrer une tendance nécessaire qui doit constamment avoir cours lorsque domine le mode de production capitaliste.
Pourtant, aucune raison ne peut être invoquée pour expliquer pourquoi la composition-valeur du capital (plus précisément : c/v + 1) aurait tendance à augmenter de façon plus rapide que le taux de plus-value. C’est pourquoi on ne peut pas non plus trouver de preuve de l’existence d’une tendance à la chute du taux de profit[10]. Le résultat de la première étape de mon raisonnement est que dans les conditions d’analyse de Marx, il est impossible de se prononcer sur la tendance à long terme du taux de profit.
Ce résultat vaut indépendamment de la question de savoir si le capital avancé s’accroît au cours du temps ou non. En effet, cela vaut même pour un capital accru : son taux de profit n’est inférieur au taux de profit de l’ancien capital (plus petit) que si, en comparaison avec le plus petit capital, l’expression c/v + 1 a augmenté plus vite que le taux de plus-value.
Dans une seconde étape, je vais au-delà de ce résultat[11] et prends en compte ce que Marx, dans le chapitre 13 du livre I du Capital, a développé sous le titre « Valeur cédée par la machinerie au produit[12] », mais qu’il n’a pas pris en compte dans le troisième livre. À travers l’amélioration de la machinerie, la force productive du travail augmente. Moins de travail vivant est désormais requis pour la production d’une pièce isolée. Le capitaliste épargne donc pour la production de chaque pièce une partie du capital variable qui était jusque-là nécessaire (nommons Dv1 cette partie épargnée du capital variable). D’un autre côté, la nouvelle machinerie est en principe plus chère que l’ancienne, ce qui signifie que dans la marchandise isolée est transférée une plus grande part du capital constant qu’auparavant (Dc1 désigne la valeur du capital constant supplémentaire transférée).
Marx soutient alors que la nouvelle machinerie ne sera introduite que si la valeur du capital constant transférée au produit individuel (Dc1) est inférieure à la part de capital variable épargnée pour chaque produit, car c’est seulement alors que les coûts de production diminuent pour les capitalistes. Il faut donc avoir Dc < Dv.
Dans ce rapport émerge le facteur fatidique k auquel Schlosser se confronte. Ce facteur exprime la baisse du prix d’une marchandise après que la méthode de production améliorée se soit généralisée et que l’augmentation des forces productives des autres branches – dans lesquelles les éléments du capital constant et de la valeur de la force de travail ont baissé – ait été prise en compte. Si, dans ces circonstances, la valeur de la marchandise a diminué de moitié, alors on a k = ½, et si elle a diminuée d’un quart, alors on a k = 1/4, etc.
À travers les « séries de formules » évoquées par Schlosser, j’ai ainsi pu montrer que le taux de profit, dans les conditions très générales supposées par Marx, ne diminue pas en raison d’une augmentation des forces productives. Bien évidemment, d’autres facteurs peuvent faire baisser le taux de profit, comme par exemple l’augmentation de la valeur des matières premières causée par la détérioration des conditions d’extraction, le ralentissement de la diminution de la valeur de la force de travail en raison des luttes de classes, etc. Néanmoins, Marx n’énumère pas de telles raisons dans son traitement de la « loi », parce qu’il s’agit de conditions historiques spécifiques qui parfois sont réunies et parfois non. C’est pourquoi elles peuvent seulement expliquer de temps à autre une baisse du taux de profit, mais jamais une tendance nécessaire à la baisse du taux de profit.
II.
Robert Schlosser évoque, certes, la première étape de ma critique au début de son texte, mais il ne se rapporte ensuite qu’à la seconde étape. Comme l’a clairement montré mon esquisse d’argumentation, la première étape est indépendante de la seconde, ce qui signifie que même si Schlosser avait raison dans sa critique de ma seconde étape, les résultats de la première étape ne s’en trouveraient pas invalidés. Cela étant dit, les arguments que Schlosser avance reposent sur une lecture peu approfondie de mes textes ainsi que sur quelques erreurs simples.
Comme je l’ai déjà indiqué, dans ma seconde étape que Schlosser critique, je me réfère à ce que Marx développe dans le chapitre 13 du premier livre du Capital : pour que les coûts de production diminuent – seule raison pour les capitalistes d’introduire une nouvelle machine – il faut que Dc1 < Dv1. Schlosser remarque à ce propos « que cette condition est plutôt discutable, dès lors qu’il est question de l’évolution tendancielle du taux de profit moyen du capital social total. » Comment peut-on accepter une condition au niveau du capital individuel, mais la tenir pour discutable au niveau du taux de profit moyen, lequel est pourtant formé par les taux de profit des capitaux individuels ? Schlosser ne nous éclaire malheureusement pas là-dessus.
Un peu plus loin, Schlosser n’accepte plus la validité de l’argument de Marx pour la marchandise isolée (ce que Marx développe dans le premier volume du Capital) :
Il ne fait aucun doute que le coût de production de l’exemplaire individuel de leur marchandise doit diminuer. Cependant il n’en découle pas la limite exigée par Heinrich (Dc < Dv).
Robert Schlosser ne peut cependant se passer de la condition Dc1 < Dv1 que s’il réinvente les opérations arithmétiques de base. Un exemple numérique peut l’illustrer.
Si la valeur du capital constant transféré à un produit individuel s’élevait jusqu’ici à 6 (qui se compose de la valeur des matières premières, de l’énergie utilisée, etc., et de la portion de valeur de la machinerie et des bâtiments transférée), et le capital variable nécessaire à la production de ces produits s’élevait à 4, alors les coûts de production des marchandises isolées s’élèveraient précisément à 6 + 4 = 10.
Maintenant, admettons qu’avec une meilleure machine, la production est possible avec moins de travail, de sorte que le capital variable qui doit être dépensé pour la production d’une marchandise unique diminue de 4 à 1. Le capital variable épargné s’élève alors à 3 par produit (Dv1 = 3). Admettons encore que la machine améliorée est plus chère que l’ancienne et transfère au produit individuel une valeur supérieure de 2 (Dc1 = 2). Dès lors, le capital constant transféré est maintenant de 8 au lieu de 6 comme c’était le cas jusque-là. Les nouveaux coûts de production s’élèvent ainsi à 8 + 1 = 9 ; ils ont donc diminué. Et pourquoi ont-ils diminué ? Parce que le capital constant additionnel transféré Dc1 (= 2) est inférieur au capital variable épargné Dv1 (= 3). Si le capital constant additionnel transféré avait été supérieur au capital variable épargné (s’il s’élevait par exemple à 3,5), alors un total de 9,5 unités de valeur de capital constant serait transféré, ce qui fait qu’avec un capital variable de 1, le coût de production s’élèverait à 10,5 : il aurait donc augmenté. Si les coûts de production doivent diminuer, alors il n’y a aucun moyen de contourner la condition Dc1 < Dv1 critiquée par Schlosser.
Les coûts de production d’une marchandise correspondent exactement à la valeur-capital nécessaire à la production d’une marchandise isolée. Si les coûts de production diminuent (comme l’admet Schlosser), alors diminue aussi la valeur-capital nécessaire à la production d’une marchandise isolée. Cependant, Schlosser conclut :
Il faut déjà dire que nous avons affaire à un capitalisme tout à fait différent et bizarre, qui a évidemment très peu à voir avec celui décrit et critiqué par Marx. Où en serions-nous aujourd’hui, si chaque révolution technique, chaque nouvelle méthode de production avait diminué la valeur du capital ?
Et un peu plus loin :
Après investissement, c + v devraient alors être plus petits qu’auparavant. Par la suite, on n’investirait que si l’avance de capital diminuerait. Si l’avance de capital nécessaire se réduisait constamment, alors on se demande bien pourquoi le crédit joue dans cette économie un rôle toujours plus grand. Si le nouveau capital constant était plus petit que le nouveau capital variable, alors les capitalistes devraient facilement pouvoir payer de leur porte-monnaie chaque nouvelle méthode de production.
Ici, ce n’est pas le capitalisme qui est bizarre, mais le traitement superficiel que fait Schlosser de mon texte en même temps que du problème en lui-même. Nulle part ai-je prétendu que la valeur-capital investie par les capitalistes devait diminuer. Dans mon calcul, il ne s’agissait toujours que de la valeur-capital nécessaire à la production d’une marchandise isolée, et celle-ci diminue en effet (Schlosser lui-même admet que les coûts de production des marchandises isolées doivent diminuer). Si l’on fait abstraction du capital fixe (ce que Marx fait aussi le plus souvent, dans la mesure où il sait que sa prise en compte ne change pas le résultat, mais ne fait que compliquer le raisonnement), la valeur totale du capital investi est cependant égale à la valeur-capital de la marchandise isolée multipliée par le nombre de marchandises. Si le nombre de marchandises produites croît (ce qui est souvent une condition pour l’usage d’une machinerie améliorée), alors la valeur du capital total investi augmente, et ce malgré le fait que la valeur-capital nécessaire à la production d’une marchandise isolée ait diminué. Si Schlosser croit découvrir une bizarrerie dans ma présentation du capitalisme, c’est seulement parce qu’il ne parvient pas à distinguer deux concepts élémentaires : celui de valeur-capital de chaque produit, et celui de capital total investi.
Cependant, même en faisant abstraction de cette confusion, pour le taux de profit, la référence à la grandeur croissante du volume de capital investi n’aide pas davantage. En effet, l’augmentation du chiffre d’affaire est en règle générale accompagnée d’une augmentation de la masse de plus-value (comme le note aussi Schlosser quelque part). Pour le taux de profit, en voici l’implication : une augmentation du dénominateur (accroissement du capital investi) va de pair avec une augmentation du numérateur (accroissement de la masse de plus-value). Mais pour pouvoir déclarer quelque chose à propos du taux de profit, il nous faut connaître celui qui, du numérateur ou du dénominateur, augmente le plus vite. Or, c’est précisément ce que nous ignorons.
Selon les règles de calcul des fractions, Schlosser a tout simplement faux lorsqu’il écrit :
Si par un accroissement de la composition organique du capital le taux de profit augmente ou diminue, cela dépend principalement de si le capital total s’agrandit ou non, par conséquent de si le chiffre d’affaire augmente ou diminue.
Si par un accroissement de la composition organique du capital le taux de profit augmente ou bien diminue, cela dépend de comment augmente le taux de plus-value (voir plus haut la section I), le montant du chiffre d’affaires dépendant en revanche de la masse de plus-value. Autrement dit, Schlosser confond de façon tout à fait flagrante les deux formules du taux de profit données plus haut (la masse de plus-value en rapport avec le capital avancé d’une part, et le taux de plus-value en rapport avec la composition organique du capital plus 1).
Néanmoins, de façon surprenante, Schlosser semble croire que le taux de profit n’a de toute façon plus d’importance. Il écrit :
Mais les vrais capitalistes sont de toute façon plus intéressés par ce qui sort (pv) que par ce qui rentre (c+v). Ils font ce qui doit être accompli pour que pv augmente.
Si cela était vrai, alors les capitalistes n’auraient pas d’intérêt à valoriser leur capital au maximum, ni non plus à obtenir un taux de profit pv / (c+v) maximal, mais plutôt à atteindre une masse de plus-value ou de profit maximum qu’ils payeraient avec un capital d’un montant quelconque. Dans ces conditions, on aurait en effet affaire à une étrange sorte de capitalisme.
Je ne souhaite pas continuer à relever les confusions de Schlosser, mais un point doit encore être évoqué. Marx supposait que les nouvelles machines étaient toujours plus chères que les anciennes. Cette supposition peut certes être soutenue par un certain nombre d’exemples, mais il n’y a aucun argument qui nous permettrait de dire qu’il doit toujours en être ainsi. Dans La science de la valeur, j’ai donné comme contre-exemple le développement de l’ordinateur, pour lequel (jusqu’à présent) les nouveaux appareils plus puissants, après un certain temps, reviennent toujours moins chers que les anciens. À propos de cet argument, Schlosser écrit :
Contre le présupposé de Marx suivant lequel, malgré l’augmentation de la force productive, le nouveau capital fixe sous la forme de la machinerie reste plus cher que l’ancien, il mobilise l’exemple farfelu de la baisse de prix de l’ordinateur. Il faut dire dans un premier temps que le développement de la force productive ne s’exprime pas dans le cas de l’ordinateur (aussi bien que dans les cas de la voiture ou de tout autre produit high tech) par la baisse de son prix, mais par le fait que des appareils de plus en plus puissants sont toujours disponibles pour le même prix.
Ce qui me semble farfelu, c’est avant tout la réticence à prendre note des faits les plus simples. Quiconque a acheté il y a environ trois-quatre ans un PC de performance moyenne obtient aujourd’hui pour moins de la moitié de l’ancien prix de vente un ordinateur plus performant à tous les égards, ce qui se laisse aisément confirmer par l’étude des caractéristiques techniques et des listes de prix correspondantes.
Dans ma critique de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, je n’ai pas utilisé l’argument selon lequel la nouvelle machine améliorée pouvait être, de façon absolue, meilleur marché que l’ancienne machine. Pour le moment, il s’agit même plutôt d’une exception. Tout comme Marx, j’avais supposé dans mes calculs que la machine améliorée était plus chère que l’ancienne, de sorte que la composition valeur du capital et le transfert de valeur au produit augmente (une supposition qui, comme je l’ai montré, ne suffit pas à fonder la chute du taux de profit de façon irréfutable). Si j’ai mené ces considérations si âprement combattues par Schlosser, c’est simplement pour mettre en garde contre l’ignorance des faits empiriques les plus simples, ignorance dont Robert Schlosser fait malheureusement preuve.
[Pour faciliter la lecture, nous avons transformé en notes de fin les références bibliographiques et autres précisions qui sont entre parenthèses dans l’original – NdT.]
[1] M. Heinrich, Die Wissenschaft vom Wert. Die Marxsche Kritik der politischen Ökonomie zwischen wissenschaftlicher Revolution und klassischer Tradition [La Science de la valeur. La critique marxienne de l’économie politique entre révolution scientifique et tradition classique], Hambourg, VSA Verlag, 1991. Il n’existe pas encore de traduction française de cet ouvrage – NdT.
[2] Les articles en question peuvent être consultés ici – NdT.
[3] Le « traditioneller Marxismus » désigne, pour Heinrich, l’ensemble des convictions économicistes, déterministes et téléologiques des mouvements ouvriers de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ce marxisme traditionnel est caractérisé par sa marginalisation de l’aspect proprement critique du projet marxien en faveur d’un système théorique favorisant la constitution d’une identité ouvrière et apportant des réponses simples à tous les problèmes – NdT.
[4] K. Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, Quadrige, 1993, p. 39-46.
[5] On trouve une discussion détaillée de ce thème dans le sixième chapitre de Die Wissenschaft vom Wert ; j’en donne un plus court exposé dans Kritik der politischen Ökonomie. Eine Einführung [Critique de l’économie politique. Une introduction au Capital de Marx. À paraître aux éditions Smolny en ce mois d'octobre 2021 – NdT].)
[6] K. Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 99.
[7] Cette conception reste complètement sous-thématisée dans la plupart des contributions issues du marxisme traditionnel : voir mon essai « Geld und Kredit in der Kritik der politischen Ökonomie » [Monnaie et crédit dans la critique de l’économie politique], Das Argument, no 251, 2003.
[8] Une critique beaucoup plus nuancée de ma position à déjà été formulée il y a quelques années par Norbert Trenkle dans le magazine viennois Streifzüge. Un lien vers le texte de Trenkle, ainsi que ma réponse, se trouvent sur mon site www.oekonomiekritik.de sous la rubrique « Debatten ».
[9] Cf. M. Heinrich, Die Wissenschaft vom Wert, op. cit., p. 341.
[10] Voir, de façon détaillée, ibid., p. 327-337. Un résumé est inclus dans M. Heinrich, Kritik der politischen Ökonomie. Eine Einführung, Stuttgart, Schmetterling Verlag, 2004, p. 148.
[11] Cf. M. Heinrich, Die Wissenschaft vom Wert, op. cit., p. 338.
[12] K. Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 433.